Le marché des compléments alimentaires connaît une expansion fulgurante, avec un chiffre d’affaires mondial dépassant les 140 milliards d’euros en 2020. Cette croissance s’accompagne d’un encadrement juridique en constante évolution, visant à concilier innovation et sécurité sanitaire. Au carrefour du droit de l’alimentation et du droit de la santé, ces produits soulèvent de nombreuses questions juridiques relatives à leur définition, leur mise sur le marché, leur composition et leur commercialisation. Face à un consommateur de plus en plus averti mais parfois désorienté par la profusion d’offres, le législateur français et européen a développé un arsenal réglementaire sophistiqué, dont les subtilités méritent une analyse approfondie.
Cadre légal et définition juridique des compléments alimentaires
La notion de complément alimentaire est précisément définie par la Directive 2002/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 10 juin 2002, transposée en droit français par le décret n°2006-352 du 20 mars 2006. Selon ces textes, les compléments alimentaires sont « des denrées alimentaires dont le but est de compléter le régime alimentaire normal et qui constituent une source concentrée de nutriments ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique ».
Cette définition juridique opère une distinction fondamentale avec les médicaments, régis par le Code de la santé publique. Contrairement aux médicaments, les compléments alimentaires ne peuvent revendiquer de propriétés thérapeutiques ou curatives. La Cour de Justice de l’Union Européenne a précisé cette frontière dans plusieurs arrêts, notamment dans l’affaire C-140/07 Hecht-Pharma du 15 janvier 2009, établissant qu’un produit présenté comme ayant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies relève du régime juridique du médicament.
En France, c’est la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) qui veille au respect de cette qualification juridique. Le non-respect de cette distinction expose les fabricants à des sanctions pénales pour exercice illégal de la pharmacie, pouvant atteindre deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende selon l’article L.4223-1 du Code de la santé publique.
La réglementation distingue plusieurs catégories de compléments alimentaires selon leur composition :
- Les vitamines et minéraux, dont les formes autorisées sont listées aux annexes I et II de la directive 2002/46/CE
- Les plantes et préparations de plantes, encadrées par des listes nationales
- Les autres substances à but nutritionnel ou physiologique
Le règlement (UE) 2015/2283 relatif aux nouveaux aliments (novel foods) complète ce dispositif en imposant une procédure d’autorisation préalable pour les ingrédients non utilisés de manière significative dans l’alimentation humaine avant le 15 mai 1997. Cette procédure, gérée par l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA), vise à garantir l’innocuité des substances innovantes incorporées dans les compléments.
La qualification juridique d’un produit comme complément alimentaire détermine son régime fiscal, avec application du taux réduit de TVA à 5,5% en France, contrairement aux 20% applicables à certains produits cosmétiques ou de bien-être. Cette différence fiscale significative constitue parfois une motivation pour les fabricants à positionner leurs produits dans cette catégorie, d’où la vigilance accrue des autorités sur ce point.
Procédures de mise sur le marché et obligations déclaratives
Contrairement aux médicaments soumis à autorisation préalable, les compléments alimentaires bénéficient d’un régime de notification préalable. En France, cette procédure est régie par l’article 15 du décret n°2006-352, qui impose aux fabricants ou distributeurs de notifier à la DGCCRF la mise sur le marché d’un complément alimentaire en transmettant un modèle de l’étiquetage.
Cette notification doit intervenir lors de la première mise sur le marché français. Pour les produits fabriqués dans un autre État membre de l’Union européenne, le principe de reconnaissance mutuelle s’applique, conformément au règlement (UE) 2019/515. Néanmoins, les autorités françaises conservent un droit d’opposition si le produit présente un risque pour la santé publique.
Les compléments contenant des plantes non harmonisées au niveau européen font l’objet d’une vigilance particulière. L’arrêté du 24 juin 2014 établit une liste des plantes autorisées dans les compléments alimentaires en France, avec parfois des restrictions d’usage. Pour les plantes non listées, la procédure est plus complexe et peut nécessiter la constitution d’un dossier d’évaluation soumis à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (ANSES).
Le système TELE-ICARE développé par la DGCCRF permet désormais de réaliser ces notifications en ligne, facilitant les démarches administratives tout en améliorant la traçabilité des produits. Les délais d’instruction varient généralement de quelques semaines à plusieurs mois selon la complexité du dossier et la nature des ingrédients.
Pour les fabricants étrangers hors Union européenne souhaitant commercialiser leurs produits en France, la désignation d’un représentant responsable établi sur le territoire européen est obligatoire. Ce représentant assume la responsabilité juridique du respect de la réglementation applicable.
- Documents exigés lors de la notification :
- Modèle d’étiquetage complet
- Composition détaillée du produit
- Justificatifs de sécurité pour certains ingrédients
- Attestation de commercialisation dans un autre État membre le cas échéant
Les obligations ne s’arrêtent pas à la mise sur le marché. Les opérateurs doivent mettre en place un système de pharmacovigilance pour recueillir les effets indésirables potentiellement liés à la consommation de leurs produits. L’article R.5121-151 du Code de la santé publique prévoit l’obligation de signaler sans délai tout effet indésirable grave susceptible d’être lié à la consommation d’un complément alimentaire.
Le non-respect des procédures de notification expose les opérateurs à des sanctions administratives pouvant aller jusqu’à la suspension de commercialisation, voire des sanctions pénales en cas de mise en danger de la santé des consommateurs.
Règles relatives à la composition et aux substances autorisées
La composition des compléments alimentaires fait l’objet d’un encadrement strict, avec des listes positives d’ingrédients autorisés et des doses maximales pour certaines substances. Le règlement (CE) n°1925/2006 établit les principes généraux régissant l’ajout de vitamines, de minéraux et de certaines autres substances aux denrées alimentaires.
Pour les vitamines et minéraux, seules les formes listées aux annexes I et II de la directive 2002/46/CE peuvent être utilisées. Les doses journalières maximales sont définies au niveau national, dans l’attente d’une harmonisation européenne. En France, l’arrêté du 9 mai 2006 fixe ces valeurs, régulièrement mises à jour en fonction des avis scientifiques de l’ANSES.
Concernant les substances botaniques, la situation est plus complexe en raison de l’absence d’harmonisation européenne complète. L’EFSA a développé un compendium des plantes contenant des substances potentiellement préoccupantes pour la santé humaine. En France, l’arrêté du 24 juin 2014 établit une liste de plus de 600 plantes autorisées, parfois assorties de restrictions d’usage ou de teneurs maximales en principes actifs.
Les nouveaux ingrédients (novel foods) nécessitent une autorisation préalable selon le règlement (UE) 2015/2283. Cette procédure implique une évaluation scientifique par l’EFSA et peut prendre jusqu’à 18 mois. Les autorisations accordées sont généralement publiées au Journal Officiel de l’Union européenne sous forme de règlements d’exécution.
Certaines substances font l’objet de restrictions ou d’interdictions spécifiques :
- Les substances dopantes figurant sur la liste de l’Agence Mondiale Antidopage
- Les substances à effet hormonal ou thyréostatique
- Les substances pharmacologiquement actives à des doses significatives
Le règlement (CE) n°1925/2006 a mis en place une procédure d’évaluation des risques pour les substances autres que les vitamines et minéraux. L’article 8 de ce règlement permet à la Commission européenne d’interdire ou de restreindre l’utilisation de certaines substances présentant un risque potentiel pour la santé. C’est ainsi que des substances comme l’éphédra ou la yohimbe ont été placées à l’annexe III du règlement, limitant leur utilisation.
Les nanomatériaux font l’objet d’une attention particulière depuis l’entrée en vigueur du règlement (UE) n°2015/2283. Leur utilisation dans les compléments alimentaires requiert une évaluation préalable spécifique et un étiquetage mentionnant leur présence sous forme nano.
Les fabricants doivent pouvoir justifier la sécurité des ingrédients utilisés par des études toxicologiques appropriées. La jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne, notamment dans l’affaire C-446/08 Solgar Vitamin’s France, a confirmé que les restrictions de composition doivent être fondées sur une évaluation approfondie des risques conformément aux principes de proportionnalité.
Encadrement des allégations et communications commerciales
La communication relative aux compléments alimentaires est strictement encadrée par le règlement (CE) n°1924/2006 concernant les allégations nutritionnelles et de santé. Ce texte fondamental distingue trois types d’allégations :
Les allégations nutritionnelles, qui affirment qu’une denrée possède des propriétés nutritionnelles bénéfiques (« riche en fibres », « source de calcium », etc.). Seules les allégations listées dans l’annexe du règlement peuvent être utilisées.
Les allégations de santé génériques (article 13.1), qui décrivent le rôle d’un nutriment dans les fonctions de l’organisme. Après évaluation scientifique par l’EFSA, la Commission européenne a publié dans le règlement (UE) n°432/2012 une liste de 222 allégations autorisées.
Les allégations relatives à la réduction d’un risque de maladie (article 14) et celles concernant le développement et la santé des enfants, qui nécessitent une autorisation individuelle après évaluation scientifique.
Pour utiliser une allégation de santé, l’opérateur doit respecter plusieurs conditions cumulatives :
- L’allégation doit figurer sur la liste des allégations autorisées
- La substance faisant l’objet de l’allégation doit être présente en quantité significative
- Le produit doit respecter les profils nutritionnels (bien que cette disposition ne soit pas encore pleinement mise en œuvre)
- L’allégation doit être comprise par le consommateur moyen
Le Conseil d’État français a précisé dans sa décision n°344745 du 27 avril 2011 que les allégations doivent être interprétées selon la perception qu’en a le consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif.
Les allégations thérapeutiques, suggérant qu’un complément peut traiter ou guérir une maladie, sont formellement interdites par l’article 7 du règlement (UE) n°1169/2011. La jurisprudence de la Cour de cassation (Crim., 31 mai 2016, n°15-83.674) a confirmé que l’utilisation de telles allégations pouvait constituer un exercice illégal de la pharmacie.
La publicité comparative pour les compléments alimentaires est possible mais encadrée par les articles L.122-1 et suivants du Code de la consommation. Elle doit porter sur des caractéristiques essentielles, significatives et vérifiables des produits comparés.
Les testimoniaux et avis d’utilisateurs sont soumis aux dispositions du règlement (UE) 2022/2065 sur les services numériques (Digital Services Act). Les fabricants doivent pouvoir justifier l’authenticité des témoignages utilisés dans leur communication.
La publicité sur les réseaux sociaux, notamment via des influenceurs, est désormais encadrée par la loi n°2023-451 du 9 juin 2023 visant à encadrer l’influence commerciale. Cette loi impose une transparence accrue sur les partenariats commerciaux et interdit la promotion de certains produits de santé.
Le Code de la consommation sanctionne les pratiques commerciales trompeuses relatives aux compléments alimentaires par des peines pouvant atteindre deux ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende, montant pouvant être porté à 10% du chiffre d’affaires annuel pour les personnes morales.
Responsabilité juridique et protection du consommateur
Le régime de responsabilité applicable aux compléments alimentaires s’articule autour de plusieurs fondements juridiques qui assurent la protection du consommateur tout en définissant clairement les obligations des opérateurs économiques.
La responsabilité du fait des produits défectueux, codifiée aux articles 1245 à 1245-17 du Code civil, constitue un premier niveau de protection. Selon cette disposition, le fabricant est responsable de plein droit des dommages causés par un défaut de son produit, indépendamment de toute faute. La Cour de cassation a précisé dans un arrêt du 26 septembre 2012 (n°11-17.738) que cette responsabilité s’applique pleinement aux compléments alimentaires présentant un défaut de sécurité.
L’obligation générale de sécurité prévue par l’article L.421-3 du Code de la consommation impose aux professionnels de ne mettre sur le marché que des produits sûrs. Pour les compléments alimentaires, cette obligation implique la mise en place de procédures d’autocontrôle et de traçabilité rigoureuses, conformément aux principes du règlement (CE) n°178/2002 établissant les principes généraux de la législation alimentaire.
En cas d’effet indésirable grave, les opérateurs sont tenus à une obligation de vigilance et de signalement. Le dispositif de nutrivigilance mis en place par l’ANSES depuis 2009 permet de collecter et d’analyser les effets indésirables liés à la consommation de compléments alimentaires. Les professionnels de santé, mais aussi les fabricants et distributeurs, sont invités à signaler tout effet indésirable via le portail dédié.
La responsabilité contractuelle du vendeur est engagée en cas de non-conformité du produit aux attentes légitimes du consommateur. L’article L.217-4 du Code de la consommation prévoit une garantie légale de conformité pendant deux ans à compter de la délivrance du produit. Cette garantie s’applique notamment en cas de non-respect des teneurs annoncées en principes actifs.
L’obligation d’information précontractuelle, renforcée par la loi Hamon de 2014, impose aux professionnels de fournir au consommateur une information complète sur les caractéristiques essentielles du produit, notamment :
- La composition exacte et les doses recommandées
- Les précautions d’emploi et contre-indications
- Les conditions de conservation
- Les interactions potentielles avec des médicaments
Le défaut d’information peut engager la responsabilité du professionnel sur le fondement de l’article 1112-1 du Code civil. La jurisprudence considère que ce défaut peut constituer un vice du consentement justifiant l’annulation de la vente (Cass. civ. 1ère, 14 juin 2018, n°17-20.046).
Pour les ventes en ligne, le règlement (UE) 2019/1020 relatif à la surveillance du marché renforce les obligations des plateformes de commerce électronique, qui doivent désormais vérifier que les produits proposés respectent la réglementation européenne. La DGCCRF a intensifié ses contrôles sur ce canal de distribution, constatant un taux d’anomalies supérieur à 60% lors de certaines opérations ciblées.
En cas de dommage corporel lié à la consommation d’un complément alimentaire, la victime peut saisir les juridictions civiles pour obtenir réparation. Elle peut également porter plainte, l’affaire pouvant alors relever des juridictions pénales en cas d’infraction caractérisée (tromperie, mise en danger d’autrui, etc.).
La charge de la preuve du lien de causalité entre la consommation du complément et le dommage incombe en principe à la victime, mais la jurisprudence tend à l’alléger lorsque le produit présente des risques connus ou que le fabricant a manqué à ses obligations de vigilance.
Perspectives d’évolution et enjeux juridiques émergents
Le cadre juridique des compléments alimentaires se trouve à un carrefour d’évolutions majeures, sous l’influence de facteurs technologiques, sociétaux et environnementaux qui redessinent progressivement les contours de cette réglementation.
La numérisation du secteur constitue un premier défi réglementaire. La vente en ligne de compléments alimentaires connaît une croissance exponentielle, avec des questions juridiques spécifiques concernant la responsabilité des plateformes intermédiaires. Le Digital Services Act européen, entré en vigueur en 2022, impose de nouvelles obligations aux places de marché en ligne, notamment celle de vérifier l’identité des vendeurs professionnels (procédure de « Know Your Business Customer »). Cette évolution devrait réduire la présence de produits non conformes sur les plateformes.
L’émergence des compléments personnalisés, formulés sur mesure après analyse du microbiome ou du profil génétique du consommateur, soulève des questions inédites. Ces produits se situent dans une zone grise entre le complément alimentaire standardisé et le conseil nutritionnel individualisé. La Commission européenne a lancé une réflexion sur ce sujet dans le cadre de sa stratégie « De la ferme à la table », avec des propositions législatives attendues pour 2024.
La question des allégations environnementales gagne en importance, avec l’adoption prochaine de la directive européenne sur le « greenwashing ». Les fabricants de compléments devront justifier rigoureusement leurs allégations relatives à la durabilité, l’empreinte carbone ou le caractère naturel de leurs produits. Le Parlement européen a adopté en janvier 2023 une position en faveur d’un encadrement strict de ces allégations, avec des méthodologies harmonisées de calcul d’impact environnemental.
L’harmonisation européenne des doses maximales de vitamines et minéraux reste un chantier inachevé. Prévue par l’article 5 de la directive 2002/46/CE, cette harmonisation se heurte à des approches nationales divergentes en matière d’évaluation des risques. Les travaux scientifiques récents de l’EFSA sur les apports maximaux tolérables pourraient relancer ce processus d’harmonisation, avec des conséquences significatives pour les fabricants qui devront potentiellement reformuler certains produits.
Le développement de nouveaux ingrédients issus des biotechnologies pose des défis réglementaires spécifiques. Les protéines recombinantes, les extraits cellulaires ou les probiotiques de nouvelle génération nécessitent des évaluations de sécurité adaptées. Le règlement sur les nouveaux aliments fait actuellement l’objet d’une révision pour accélérer les procédures d’autorisation tout en maintenant un haut niveau de protection des consommateurs.
- Tendances réglementaires à surveiller :
- Révision de la liste des allégations de santé autorisées
- Mise en œuvre effective des profils nutritionnels
- Harmonisation des approches nationales sur les plantes
- Renforcement des exigences de traçabilité et d’authenticité
La jurisprudence continuera de jouer un rôle déterminant dans l’interprétation des textes. L’arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union Européenne le 23 novembre 2022 (C-595/20) a précisé les critères de distinction entre compléments alimentaires et médicaments, en soulignant l’importance de l’effet physiologique significatif comme élément d’appréciation. D’autres décisions sont attendues concernant la portée du principe de reconnaissance mutuelle et les limites des restrictions nationales.
Les accords commerciaux internationaux influencent également l’évolution du cadre juridique. Les négociations en cours entre l’Union européenne et divers partenaires commerciaux (Mercosur, Australie, Nouvelle-Zélande) comportent des volets relatifs à l’harmonisation des normes techniques et sanitaires, avec des répercussions potentielles sur les règles applicables aux compléments alimentaires.
Face à ces mutations, les acteurs du secteur ont tout intérêt à adopter une approche proactive de veille réglementaire et à participer aux consultations publiques organisées par les autorités nationales et européennes. La conformité réglementaire devient un avantage compétitif dans un marché de plus en plus scruté par les autorités et les consommateurs.
