La création d’une société fictive pour contourner les créanciers
En 1996, un homme d’affaires crée une société civile immobilière (SCI) avec son fils mineur de 7 ans. Il réalise un apport en numéraire qui permet à la SCI d’acquérir un bien immobilier. En contrepartie, le père et le fils reçoivent chacun 200 parts sociales. Quelques mois plus tard, le père fait donation de 195 de ses parts à son fils.
Cette opération attire l’attention d’un créancier, la Banque cantonale de Genève, qui soupçonne une manœuvre frauduleuse visant à soustraire des actifs à son recouvrement. Le créancier décide alors d’engager une double action en justice :
- Une action en nullité pour fictivité de la SCI
- Une action paulienne pour contester l’acte de donation des parts sociales
La qualification de société fictive par les juges
Les juges du fond examinent attentivement la situation et relèvent plusieurs éléments troublants :
- L’âge très jeune du fils co-associé (7 ans)
- L’absence d’affectio societatis réelle entre le père et le fils
- Le transfert rapide de la quasi-totalité des parts au fils
- Le but unique de soustraire un bien aux créanciers
Sur cette base, la Cour d’appel qualifie la SCI de société fictive, créée dans le seul but de frauder les droits des créanciers. Elle prononce donc la nullité de la société.
La sanction exceptionnelle de nullité rétroactive
La Cour de cassation, dans son arrêt du 3 décembre 2013, va plus loin en validant une sanction exceptionnelle : la nullité rétroactive de la société fictive.
En principe, la nullité d’une société n’a d’effet que pour l’avenir. C’est la solution classique posée par l’arrêt Lumale de 1992. Mais ici, les juges considèrent que la fraude caractérisée justifie une sanction plus sévère.
La nullité rétroactive a pour conséquence de faire comme si la société n’avait jamais existé. Le bien immobilier acquis par la SCI est donc réputé n’avoir jamais quitté le patrimoine du débiteur initial.
Les conséquences favorables pour les créanciers
Cette solution présente plusieurs avantages pour les créanciers :
- Le bien réintègre immédiatement le patrimoine du débiteur
- On évite une longue procédure de liquidation de la SCI
- Les créanciers peuvent directement saisir le bien pour se faire payer
La Cour de cassation privilégie ainsi la protection des créanciers face à des montages sociétaires frauduleux. Elle envoie un signal fort aux débiteurs tentés d’organiser leur insolvabilité via des sociétés fictives.
Une décision qui soulève des interrogations juridiques
Si le résultat paraît équitable, la motivation juridique de l’arrêt soulève quelques questions :
- La Cour ne vise ni l’article 1167 du Code civil sur l’action paulienne, ni l’article 1844-14 sur la nullité des sociétés
- Elle semble créer un nouveau cas de nullité rétroactive non prévu par les textes
- La frontière entre société fictive et société frauduleuse apparaît floue
Certains commentateurs s’interrogent sur la sécurité juridique d’une telle solution. D’autres y voient une avancée bienvenue dans la lutte contre la fraude.
L’impact de cette jurisprudence sur la pratique
Cet arrêt de 2013 incite à la prudence dans la constitution et la gestion des sociétés :
- Veiller à la réalité de l’affectio societatis entre associés
- Éviter les montages sociétaires complexes sans justification économique
- Être vigilant sur les transferts de patrimoine en période suspecte
Les praticiens devront désormais intégrer ce risque de nullité rétroactive dans leurs conseils, notamment en cas de difficultés financières d’un client.
Une jurisprudence à confirmer
Cette décision de 2013 marque une évolution notable du droit des sociétés. Elle reste toutefois isolée à ce jour. Il faudra surveiller les prochains arrêts de la Cour de cassation pour voir si cette jurisprudence se confirme et se précise.
En attendant, elle illustre la volonté des juges de sanctionner sévèrement les fraudes caractérisées, quitte à bousculer certains principes établis du droit des sociétés.
La nullité rétroactive d’une société fictive constitue ainsi une arme puissante mais à manier avec précaution. Son usage devrait rester exceptionnel et réservé aux cas de fraude manifeste.
La Cour de cassation confirme son rôle de gardienne de l’ordre public économique, n’hésitant pas à adapter sa jurisprudence pour lutter contre les montages abusifs. Une position qui s’inscrit dans un mouvement plus large de moralisation de la vie des affaires.